Consommation de mode : le capitalisme à l'assaut de nos désirs

Évaluation de la relation toxique instituée par cette industrie culturelle - et après ?

Pensées empiriques

En deux années de maladie, le corps change. J’avais minci, à tel point que les habits les plus ajustés de ma penderie bénéficiaient désormais de plusieurs centimètres de marge. Je ne reconnaissais plus ma silhouette dans le miroir ou en penchant la tête vers mes pieds. J’avais eu l’idée, au plus maigre de mon état, d’essayer les vêtements qui attendaient que je scelle leur sort dans les limbes de mon armoire : Vinted ou un sursis pour quelques mois encore. C’est le lot de tas de vêtements accumulés par les individus acculés par une société prônant la minceur : nous les conservons soigneusement, caressant l’espoir de la perte de quelques kilos en moins, pour atteindre le tombé parfait. J’essayais donc une jupe achetée en friperie quelques années plus tôt et qui passait difficilement. Je l’enfile et ça bloque, comme avant. J’ai ri : c’était forcément libératoire. Cette jupe ne m’allait pas, ne m’ira jamais, n’est pas faite pour être portée, n’avait pas été pensée pour les proportions d’une femme. Je l’ai jetée, sans aucune forme de regret. 

Un an et demi plus tard, la santé retrouvée, je trie à nouveau mes vêtements. Je trouve une robe achetée il y a une dizaine d’années, en témoigne son tissu de brocart un peu daté. Je décide de sceller son sort, car malgré son excellente conservation et l’affection que je lui porte, elle ne doit plus m’aller à présent (je l’avais acquise à la fin de mon adolescence). Je rentre, mais le port est inconfortable. Elle tombe comme dans mes souvenirs et je pourrai la garder, mais mes attentes ont évolué concernant les vêtements qui séjournent dans mon dressing. Ils doivent pouvoir être portés, en journée ou en soirée sans souffrance ni gêne. Je remarque un bâillement au niveau du ventre, une protubérance dans le tissu qui pourrait accueillir les premiers mois d’une grossesse. Sur cintre, la robe présente une coupe en A : elle repose sur le buste pour s’évaser aux hanches. En réalité, si les épaules se logent bien l’emmanchure, le bas est trop ajusté. Mais pourquoi, malgré son étroitesse, ce bâillement difforme ? Cet effet disgracieux, comment a-t-il pu se retrouver là ? Quel tailleur aurait produit un vêtement si mal coupé ? Je la jette, médusée.

Le lendemain toujours dans le tri : parmi les robes, une autre tout aussi belle et unique dans laquelle je garde beaucoup d’affection et de souvenirs. Bien que j’apprécie la marque, les petits riens défectueux sur les vêtements se répètent : les boutons sautent, les finitions des ourlets, les pinces lâchent. Je regarde la robe : je note un fil tiré (sur un tissu pourtant solide), des bouloches d’un côté. La frustration monte : je n’ai porté cette robe qu’une poignée de fois, mais elle semble déjà fatiguée. Je pars immédiatement à la recherche de sa remplaçante sur les sites de seconde main. Plusieurs robes similaires s’affichent, je scrute attentivement les photos des revendeuses : leurs robes possèdent les mêmes défauts que la mienne (fils tirés, bouloches sur tissu synthétique). Je comprends que sa détérioration ne peut être imputée à la négligence ou à l’usure naturelle. La robe bénéficie, comme d’autres vêtements de cette marque, d’une durée de vie très courte et son intégrité première est vouée à une dégradation rapide. Nouvelle déception adoucie par le partage de cette expérience avec mes pairs, mon cœur s’en trouve un peu moins meurtri.

 Je me retrouve ainsi avec tous ces vêtements dont j’ai aimé l’image, le touché, les imprimés, la coupe sur un cintre ou en photo, dans une boîte pour en faire don. Tout ce tri, toutes ces désillusions laissent un sentiment amer et l’envie d’en finir rapidement, afin de ne pas remuer la nostalgie et la mélancolie des vêtements perdus, de ne pas mettre autant d’affects dans des habits, dont le soin apporté au patronnage et au choix du tissu n’est pas à la hauteur de mes attentes et de mon usage. Je n’avais pourtant pas l’impression d’être exigeante ou d’acquérir des pièces de piètre confection.
Mon désir ne sera jamais proprement comblé, autant éviter les déceptions en cascade.

Les sentiments négatifs

La mode et le capitalisme jouent avec nos désirs. Elles les suscitent et les attisent toujours momentanément. Mais la déception qui s’ensuit pourrait coûter à l’industrie. Lorsque ces vêtements sont conçus comme cette jupe rose ou cette robe jacquard, ils ne sont pas créés pour être portés : on peut les enfiler (si notre morphologie nous le permet), mais non se mouvoir ainsi vêtue. La raison de cet usage limité se trouve peut-être dans le processus de conception : ces vêtements importables sont produits sur des mannequins objets dont les proportions n’ont rien en commun avec les femmes et ne permettent pas d’envisager le vêtement en mouvement. Fabriqués sans implication humaine dans l’usage, ils ne font que véhiculer une image à travers des e-shops et des vitrines, et sont faits uniquement pour être achetés : la consommation n’a à proprement parler pas lieu. Il s’agit d’une transaction trompeuse dont la promesse initiale n’est pas honorée. Le vêtement du prêt-à-porter bas ou moyen de gamme est échangé selon une valeur marchande permettant aux clients d’acquérir une image qu’ils ne pourront jamais incarner. Une partie de la mode accessible contemporaine troque l’usage pour l’image — ou finalement un mirage — dans le sens où elle abandonne le premier au profit marchand généré par la seconde. L’image de vente est trompeuse : combien d’ajustements sont épinglés sur le mannequin pour masquer une absence de patronage zélé ? Combien de lumens viennent redonner un air charmant à une nuance morne ?

« Le culte du nouveau et, par conséquent, l'idée de la modernité, est une révolte contre le fait qu'il n'y a plus rien de nouveau. La ressemblance entre tous les biens produits mécaniquement, le réseau de la socialisation qui emprisonne les objets en même temps que le regard posé sur eux qui les assimile, transforme tout ce qui arrive en quelque chose de déjà vu en exemplaire accidentel d'un genre, en double du modèle. La strate de ce qui n'a pas été prémédité, de ce qui est libre de toute intentionalité et qui seule permet aux intentions de se développer, cette strate semble épuisée. C'est d'elle que rêve l'idée du nouveau. Lui-même inaccessible, il s'installe lui-même à la place du dieu détrôné, dans l'attitude de qui commence à prendre conscience du déclin de l'expérience. Mais son concept reste enchaîné par cette paralysie de l'expérience et c'est de cela que témoigne son caractère abstrait, impuissant dans sa recherche de la concrétion qui lui échappe. Pour ce qui concerne la « préhistoire de la modernité », il serait intéressant d'analyser le changement de signification que subit le terme de sensation, synonyme exotérique du concept baudelairien du nouveau. »

Theodor W. Adorno, Minima Moralia - Réflexions sur la vie mutilée, 150. Édition spéciale.

Quand la mode joue avec nos désirs, elle n’enclenche plus seulement le critère de nouveauté pour le susciter. Cela n’est plus suffisant : la mécanique s’épuise dans une répétition qui tourne désormais à vide comme l’a souligné Adorno. 

Pour renforcer cette dynamique de la nouveauté essoufflée par l’arrivée du fast fashion, et dans l’ambition de limiter les invendus, l’industrie ajoute à ses armes de ventes un marketing agressif basé sur le « fomo » (fear of missing out) en produisant moins (ou s’affichant comme tel) : les tailles disponibles disparaissent vite, la pièce est « sold out ». Le consommateur est frustré, car il est trop tôt pour retrouver le produit dans les circuits de seconde main et soudain miracle ! La pièce réapparaît et le client dégaine son portefeuille sans se poser de question, jurant qu’on ne l’y reprendra plus. Parfois, elle ne revient jamais en stock, l’acheteur potentiel ressort donc essentiellement insatisfait de cette expérience. Ainsi les marques éduquent leur clientèle à acheter vite, très vite, sans méditer leur désir du vêtement, sans interroger leur rapport à celui-ci, ou leurs exigences. La difficulté à trouver les vêtements disponibles dans les magasins physiques pour les essayer au préalable a aussi forcé la main de ces achats à l’aveugle. Submergée par la rapidité de renouvellement de la mode et par son caractère éphémère, l’expérience shopping se veut désormais pleine de dopamine et d’impulsivité.
Elle se rapproche pourtant dangereusement de l’anxiété.

Enfin, notons le contraste entre l’exigence que la mode demande vis-à-vis du corps des femmes (essentiellement lié à la minceur et la jeunesse) et le peu de cas qu’elle fait dans la coupe et le choix des matières du prêt-à-porter. Comment accepter en tant que femme de fournir un effort parfois mortifère pour rentrer dans des vêtements qui ne permettent pas de monter un escalier, de sortir d’une voiture, de se mouvoir ? Alors que l’exercice de se conformer à la norme affecte les moments les plus intimes du quotidien, la mode, elle, n’a jamais pris le temps de reconnaître le corps des femmes dans leur chair.

Sur la valeur : sentimentale et marchande

Frustration, angoisse, déception font désormais partie des sentiments de l’expérience « vêtement » depuis l’accélération de la production de prêt-à-porter par les enseignes de fast fashion et du milieu de gamme. Comment de tels sentiments malheureux peuvent-ils sur le long terme s’allier au désir, instillé par le système comme un aboutissement optimiste et solaire dans le but de satisfaire l’accomplissement de soi à travers l’apparence (par l’expression de sa personnalité, le besoin d’ornement, l’adéquation entre vêtement et enveloppe charnelle, etc.) ? Le pari du capitalisme de la mode est que le désir sera toujours plus fort, d’une puissance infinie que les déceptions et frustrations viennent non pas atténuer, mais alimenter. Mais il se tarirait dès lors que celui-ci est comblé — une perception discutable où se confondent désir, consommation et jouissance. L’erreur de l’industrie de la mode accessible réside dans l’absence de considération des sentiments du porteur. À son ego meurtri et sa nostalgie du désir qu’il abandonne finalement au profit d’autres appétits dans une autre sphère qu’il espère plus fructueuse — par chance la kulturindustrie regorge de médiums divers et variés.

Mais à l’image d’un cœur trop souvent éconduit, le ressentiment risque de prendre le dessus chez le porteur d’habit. Le capitalisme de mode joue un jeu dangereux, un coup de poker chuchoté par l’hubris du negotium. L’abandon de la considération du « port » et de l’usage en mouvement du vêtement comme finalité principale de l’échange entre marque et individu et la primauté de l’échange marchand transforme l’individu en simple acheteur. Mais pas en porteur, ni même en consommateur (ce terme insinuant un usage, une « consommation » du bien).
La prééminence de la transaction sur le produit pourrait-elle mettre en péril l’industrie du prêt-à-porter ? Jamais satisfaits, emplis de sentiments néfastes, les clients ne pourraient-ils pas se lasser ? Le désintéressement pourrait ainsi se nourrir de ces émotions négatives et l’envie de s’en prémunir. Qui souhaiterait placer de l’affect dans une robe source de déception en une poignée d’années ? On admettra qu’il est quelque peu déraisonnable de s’attacher à des bouts de tissus, a fortiori composés de viscose et polyester. Mais le lien aux vêtements peut s’envisager à l’aune des rapports amoureux, où l’industrie entretient une relation toxique vis-à-vis de l’individu. Pourtant, cette affection porte en elle une dynamique bien plus saine pour la mode et est a priori le contrat passé entre client et marque de mode : fidélité, confiance. Lorsque l’individu se détache de la mode comme lieu de satisfaction, son cœur se ferme. Un désintérêt, une lassitude ou le désir se recroqueville pour faire place à la nécessité du quotidien. Le tourbillon de la mode s’efface devant le flegme de l’habillement. En se détachant de ses affects et de ses attentes, le porteur se projette en consommateur. Il ne verra plus le vêtement avec une intention du désir, mais un objet à fonction, produit pour une consommation où la valeur repose sur l’usage, amoindrissant à ses yeux la valeur d’ornementation et la valeur marchande. C’est la production de prêt-à-porter utilitaire, les « basiques », la neutralité de l’habit en échange de la durabilité de l’usage. C’est alors pour les marques la bataille du t-shirt blanc : plus d’originalité ni de nouveauté, seulement un rapport qualité/prix et accessibilité. Un écueil complexe, dépourvu d’« enveloppe amusante, titillante, apéritive » pour une industrie qui échappe si bien à l’essentialisation. Et si l’envie du fashionable persiste, l’individu éconduit les adaptera aux lois du marché. C’est l’autre risque du jeu du prêt-à-porter : l’ultra-fast fashion prompte à emporter les individus apprentis consommateurs qui refusent l’ascèse utilitaire dénuée d’ornement. Conscients que la qualité n’intègre que trop rarement la valeur vêtements qui leur sont accessibles, les consommateurs se tourneraient vers des vêtements dont il n’y a rien à espérer, rien à attendre : le toc, le cheap, l’illusion de l’instantanéité de la mode devenue réalité concrète dans une pièce vouée à s’autodétruire à la plus petite inconvenance. Incapables de mettre une valeur affective élevée dans leurs vêtements, les individus seront du même coup inaptes à investir une valeur marchande : le capitalisme tardif ne leur laisse que ce choix. Les marques ayant fait le choix d’une éthique excluante, l’individu miroite cette décision égoïste à son échelle. Les marques céderont la place aux « fournisseurs », dont beaucoup refusent d’admettre qu’elles n’en sont que les devantures.

« L'objet ne prend des traits clairs et distinctifs que si nous le regardons « en biais », c'est-à-dire avec une vision «intéressée», soutenue, imprégnée et « déformée » par le désir. Cela décrit parfaitement l'objet petit a, l'objet-cause du désir : un objet qui est, en quelque sorte, posé par le désir lui-même. Le paradoxe du désir est qu'il pose rétroactivement sa propre cause, c'est-à-dire que l'objet a est un objet qui ne peut être perçu que par un regard « déformé » par le désir, un objet qui n'existe pas pour un regard « objectif ». En d'autres termes, l'objet a est toujours, par définition, perçu de manière déformée, car en dehors de cette déformation, « en soi », il n'existe pas, puisqu'il n'est que l'incarnation, la matérialisation de cette déformation même, de ce surplus de confusion et de perturbation introduit par le désir dans la soi-disant « réalité objective ». L'objet a n'est « objectivement » rien, bien que, vu d'une certaine perspective, il prenne la forme de « quelque chose ». C'est, comme le formule de manière extrêmement précise la Reine dans sa réponse à Bushy, son « quelque chose de chagrin » engendré par « rien ». Le désir « décolle » lorsque « quelque chose » (son objet-cause) incarne, donne une existence positive à son « rien », à son vide. Ce « quelque chose » est l'objet anamorphotique, une pure semblance que nous ne pouvons percevoir clairement qu'en « regardant de travers ». C'est précisément (et uniquement) la logique du désir qui dément la sagesse notoire selon laquelle « rien ne vient de rien » : dans le mouvement du désir, « quelque chose vient de rien ». S'il est vrai que l'objet-cause du désir est un pur semblant, cela ne l'empêche pas de déclencher toute une chaîne de conséquences qui régissent notre vie et nos actes « matériels » et « effectifs ». »

Slavoj Zizek, Looking Awry, Part 1 From reality to real, The paradoxes of l’objet petit a, A black hole in reality (traduction française personnelle)

 
 

Mécanismes d’adaptation et utopies pratiques 

La réponse à cet effondrement d’une lenteur infinie réside dans la difficulté d’abandonner nos désirs, et la facilité déconcertante de les nourrir par des réseaux secondaires : précédemment le vintage et les friperies et désormais les plateformes de revente entre particuliers. La dynamique exponentielle de Vinted est à prendre avec précaution : nous voilà déjà en train de brader de main en main nos regrets et nos désillusions. Pendant un temps, nous adaptons nos désirs arbitrairement, selon les pièces de vêtements et des situations individuelles. On ne pourra pas survivre affectivement et durablement sur les déceptions fournies par prêt-à-porter.
Pour changer la donne et peut-être raviver le désir, l’industrie doit replacer le produit — et non la transaction — comme élément principal de son activité. Faire des vêtements plutôt que de la vente. On pense d’abord à l’investissement vers des matières premières nobles. De la même manière, les coupes doivent faire partie des revalorisations urgentes : non seulement monétaire, mais aussi humain. Le mannequin vivant, avec une diversité de physique, doit être réintroduit dès les premiers moments de la confection — et plus seulement dans sa finalité photographique, immobile et parfois menteuse. 

Enfin, reste le sommet inatteignable : la satisfaction des demandes individuelles. Elle n’est pas impossible : la longévité du tailoring incluant de la semi-mesure démontre que le modèle peut s’accorder avec le business. Pour cela, investir dans plus de tissu de qualité, et ne pas rogner sur les ourlets est le strict minimum. 

La pérennité des matières utilisées des années 80 et 90 (même non naturelles), la solidité des coupes et des finitions, leur tombé, leur fini dépassent ceux d’aujourd’hui. Le modèle était imparfait, mais il demeure plus abouti pour servir la finalité de la mode que la production actuelle. Retourner en arrière, mais pas si loin : est-ce si impossible ? Matière, humain et couture coordonnée peuvent tisser les liens du désir.

L’horizon du fabriqué à la main ou en entraide à l’aide de la transmission du savoir et l’accès aux matériaux de base, serait sûrement la réponse la plus positive : l’autonomie parfaite du désir. Il demeure l’effort surhumain d’une poignée de personnes face à la démultiplication industrielle.

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